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Image  Martine de Boisdeffre, Jean-Marc Sauvé et Timothée Paris

« Il ne faut pas créer un droit spécifique pour les activités numériques, ni un droit spécial pour l’ubérisation »

Tech&droit - Start-up, Intelligence artificielle, Données
28/09/2017
Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’ubérisation. Tel est le thème du rapport 2017 que le Conseil d'État vient de dévoiler. Quelles sont les opportunités de cette nouvelle économie ? Ses conséquences politiques et juridiques ? Les réponses de Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études, et de Timothée Paris, maître des requêtes, rapporteur général adjoint de la section du rapport et des études.
Actualités du droit : Les plateformes, qui existent depuis maintenant plusieurs années, ne constituent pas, per se, une innovation technologique. Pourquoi le Conseil d’État a-t-il choisi d’y consacrer cette année son rapport ?
Les plateformes qui se développent aujourd’hui le font selon un mode d’organisation nouveau. L’économie en réseau qu’elles génèrent crée une rupture avec le modèle pyramidal et hiérarchique de la firme, qui est un des fondements de l’économie industrielle. La plateforme se substitue aux intermédiaires de l’économie traditionnelle en transformant les modalités d’exercice des activités économiques. Amazon a transformé le modèle de la grande distribution, Uber celui des taxis, AirBnb celui de l’hôtellerie etc.
Cette transformation de l’économie rencontre dans le même temps des aspirations sociales nouvelles. En cela, le modèle de la plateforme va plus loin que la seule désintermédiation : il change la société et les rapports sociaux, il ouvre de nouvelles possibilités de travail, il crée de nouvelles opportunités de développement et il transforme la puissance publique et la gouvernance publique.
Devant des transformations d’une telle ampleur qu’un substantif nouveau a été créé pour les désigner – le terme d’ "ubérisation" – il était naturel que le Conseil d’État, après deux précédentes études consacrées au numérique, l’une en 1998 intitulée Internet et les réseaux numériques et l’autre en 2014 intitulée Le numérique et  les droits fondamentaux, s’empare de ce sujet.
 
ADD : Quels enjeux économiques représentent ces plateformes ?
Il est très difficile voire impossible de quantifier ces enjeux. Il s’agit d’un phénomène encore émergent qui est loin d’avoir exprimé toutes ses potentialités. L’étude du Conseil d’État met d’ailleurs en lumière que les progrès rapides des technologies qui sont au cœur de l’écosystème des plateformes – les algorithmes, l’intelligence artificielle, les objets connectés – pourraient avoir un effet exponentiel sur les transformations en cours.
 
Il est évident que les enjeux économiques sont importants. C’est d’ailleurs l’analyse faite par la plupart des institutions européennes et internationales, comme par de nombreux États. La Commission européenne a ainsi pris plusieurs initiatives législatives en relation avec ce sujet dans le but de permettre un développement harmonisé de cette économie. Le Royaume-Uni aussi met en œuvre une politique particulièrement volontariste dans ce domaine.
 
Mais ces enjeux économiques doivent être combinés avec les nouvelles formes de ruptures et d’exclusions que créent ces transformations économiques et sociales. La question de l’accès au numérique est évidemment fondamentale. Celle de la protection de tous les travailleurs, y compris les indépendants qui utilisent les plateformes pour générer une activité professionnelle et un revenu, l’est aussi.
 
L’objet de l’étude du Conseil d’État est, justement, d’analyser le phénomène, d’en dégager les principaux enjeux et de s’efforcer de proposer des évolutions pour maximiser les effets positifs de ces transformations et minimiser leurs effets négatifs.
 
ADD : Quels sont les effets de bord induits par le développement de cette nouvelle économie ?
L’économie des plateformes interroge certains des concepts fondamentaux sur lesquels se sont fondés nos raisonnements juridiques et notre vie économique. Cela est parfaitement compréhensible : ces concepts ont été créés et interprétés dans le cadre et les structures de l’économie industrielle.
 
La notion de professionnel, par exemple, est déterminante pour l’application du droit de la consommation, c’est-à-dire des règles juridiques qui ont pour objet d’assurer, justement, la protection des consommateurs. Or l’un des aspects du modèle économique des plateformes est d’être fondé sur la contribution et les services offerts par une multitude d’individus qui n’ont pas nécessairement la qualité de professionnel. Le droit de la consommation – et les protections qu’il apporte - ne sera donc pas applicable. La personne qui donne en location de temps en temps un appartement sur une plateforme telle qu’AirBnB par exemple n’est pas un professionnel. Pourtant, celui qui loue cet appartement est bien en droit de s’attendre à bénéficier d’un certain nombre de ces protections du droit de la consommation. Par ailleurs, ce dernier peut aussi louer parfois son propre bien sur des plateformes. On voit donc que la frontière entre professionnel et consommateur est à la fois moins claire, mais aussi fluctuante.
 
Il en va de même pour la frontière entre travailleurs salariés et indépendants. Les chauffeurs qui travaillent pour une plateforme comme Uber par exemple, sont soumis à un certain nombre de contraintes qui les rapprochent de celles d’un salarié (itinéraire et tarifs imposés, recommandations de présentation, obligations de qualité de la prestation, possibilités de sanction de type "déconnexion"…). Ceux qui travaillent exclusivement pour Uber sont en outre dans une dépendance économique forte à l’égard de la plateforme. Néanmoins ils restent libres de leurs horaires et peuvent aussi se connecter sur d’autres plateformes. À l’inverse, un salarié qui exerce son activité en "télétravail" dispose d’une liberté assez semblable. Or, indépendants et salariés ne disposent pas des mêmes garanties en matière sociale, ni des mêmes droits.
 
ADD : Faut-il insérer en droit positif des règles propres aux plateformes ?
Non. Les plateformes ne sont qu’une modalité nouvelle d’exercice d’activités existantes. Il n’y a aucune raison de leur appliquer un droit différent. Cela conduirait même à des inégalités entre les acteurs d’un même secteur et donc à des ruptures en matière de concurrence.
De manière générale, il ne faut pas créer un droit spécifique pour les activités numériques, ni un droit spécial pour "l’ubérisation".
Ce que montre l’"ubérisation", c’est que créer des règles générales pour ensuite mieux y inclure des exceptions et des dérogations à l’occasion de telle ou telle évolution ou de tel ou tel événement conduit à un maquis inextricable de normes qui freine l’activité économique et même, plus largement, la liberté.
 
ADD : Une régulation au niveau français peut-elle être efficace ?
Le niveau national a un rôle à jouer dans l’accompagnement de l’économie des plateformes numériques. C’est lui qui est compétent et peut le mieux, par exemple, mettre en œuvre les mesures adéquates pour accompagner le développement des plateformes et pour protéger les droits des travailleurs de plateformes : le lissage des effets de seuil, la mise à disposition d’informations permettant de créer des services innovants pour réduire la complexité fiscale et sociale, ou encore la création de "bacs à sable" (sandbox) de l’innovation.
 
Mais à défaut d’un échelon global, l’échelon européen est le seul pertinent pour organiser une régulation efficace des plateformes. Comment peut-on en effet imaginer, face aux GAFA, NATU et BATX dont la stratégie est planétaire, voire au-delà, pouvoir mettre en œuvre une régulation efficace à l’échelon d’un seul des États d’Europe ? Qui plus est, par-delà la dimension de régulation, l’Europe est le seul échelon auquel peuvent se développer, dans la compétition globale, une "ubérisation" qui soit également porteuse des valeurs et des principes que nous défendons. Car l’Europe, c’est aussi l’incarnation de ces valeurs et de ces principes. Nous proposons un paquet européen : le but n’est pas de créer des normes nouvelles, mais de reprendre les normes existantes et de les voir autrement. Par exemple, nous suggérons la création d’un "bouton Asimov", c’est-à-dire un dispositif inclus dans les intelligences artificielles, qui permettrait de les geler ou de les annihiler si jamais elles venaient à méconnaître des droits fondamentaux et à porter atteinte aux humains. L’objectif : exprimer le "bouton Asimov" de façon très simple, sans faire de directive qui préciserait toutes ses spécifications techniques.
 
ADD : Quels pourraient être les piliers de cette régulation ?
Ce que propose l’étude du Conseil d’État, c’est que la régulation des plateformes numériques et, au-delà, de l’ensemble de l’économie – car, rappelons-le, nous ne proposons pas la création de règles juridiques différentes pour l’ancienne et la nouvelle économie – repose, d’une part, sur un principe de conformité (compliance) et, d’autre part, sur le renforcement des pouvoirs et de la structuration du réseau des autorités de régulation, notamment les autorités en charge de la concurrence.
 
La "conformité" doit permettre une plus grande liberté pour tous. Il s’agit de définir de manière claire et compréhensible des règles et principes, qui pourraient découler de ceux de loyauté et de responsabilité par exemple. Chacun serait ensuite responsable de l’application de ses principes selon ses propres méthodes.
 
La contrepartie de la liberté est la responsabilité. Le renforcement des pouvoirs des autorités de régulation pour leur permettre d’intervenir plus rapidement et plus efficacement est le pendant de cette dynamique de conformité.
 
ADD : Les pouvoirs publics sont-ils, eux aussi, concurrencés par la montée en puissance de ces plateformes ? Dans quel domaine ?
Dans beaucoup de domaines, les plateformes concurrencent aussi l’État et les services publics. Car le modèle économique sur lequel elles reposent a pour effet de rendre rentables des activités qui ne l’étaient pas, y compris des activités d’intérêt général.
 
La fonction de certification de l’identité par exemple est remise en cause : le « connectez-vous avec Facebook/Linkedin/Google » que l’on trouve de plus en plus sur les sites internet n’est-il pas une forme de contrôle d’identité avec d’autres moyens qu’une carte d’identité ?
 
Les plateformes concurrencent aussi certains services publics : « la mort du bison, assassiné par un coyote et d’autres animaux étranges » évoquée dans l’étude concerne la disparition du Centre national d’informations routières, devenu inutile sous l’effet du développement de plateformes telles que Coyote ou Waze.
 
Plus généralement, ce que met en lumière l’ "ubérisation" c’est le caractère inadapté de l’organisation "en silos" de l’État. En matière médicale, par exemple, le fait que plusieurs services, qui ne communiquent pas ensemble interviennent pour traiter des personnes qui souffrent de maladies chroniques est souvent générateur de coûts supplémentaires et, surtout, d’inconfort pour le patient.
 
 
ADD : Est-il pertinent de maintenir les services publics dans les secteurs où ces plateformes offrent des prestations de qualité ou moins équivalente ?
Ce à quoi invite l’économie des plateformes en tout cas, c’est à réfléchir à ce qui constitue le cœur du service public, à la plus-value qu’il est le seul à apporter.
 
ADD : Comment définiriez-vous l’État-plateforme ?
L’État plateforme c’est une sorte de grand guichet unique numérique. Il ne remet pas en cause l’organisation et les compétences-métier de l’État. Il s’agit de mettre en place une interface « plateformisée » en vue de simplifier les échanges entre les citoyens et l’administration : plutôt que de devoir aller d’un guichet à un autre pour constituer un dossier, le citoyen dispose d’une seule interface. Ce sont les administrations qui s’organisent entre elles pour constituer le dossier, dans le strict respect de la législation relative à la protection des données personnelles.
 
ADD : Ces plateformes ne sont-elles pas une opportunité pour développer de nouvelles activités de service public ?
Si. C’est pourquoi nous proposons que le Commissariat général à l’égalité des territoires définisse une méthodologie pour que les opportunités ouvertes par le développement des plateformes numériques soient intégrées dans la conception et la mise en œuvre des politiques de lutte contre les inégalités territoriales et le développement des capacités des territoires. Des plateformes peuvent faciliter, par exemple, la mise à disposition de solutions de transport collaboratives pour les personnes ne disposant pas de véhicule.
 
Propos recueillis par Gaëlle MARRAUD des GROTTES
 
Source : Actualités du droit