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Fiscalité du numérique : un enjeu à 5 milliards

Tech&droit - Données
23/03/2018
Que toutes les entreprises, digitales ou pas, proposant des services dans l’Union européenne paient leur juste part d’impôt et soient traitées de manière équitable, c’est l’ambition de la Commission européenne. Mais en matière de fiscalité, les accords entre États membres sont particulièrement difficiles à obtenir. Ce qui explique que, face aux enjeux, dans son paquet présenté le 21 mars dernier, elle ait opté pour un programme en deux temps : une taxe provisoire, qui précédera une réforme plus structurelle de l’impôt sur les sociétés. Explications.
Les défis fiscaux liés à la transformation numérique ont suscité deux temps forts dans l’actualité des derniers jours : le rapport de l’OCDE du 16 mars (OCDE, Défis fiscaux issus de la numérisation, Rapport intermédiaire 2018, 16 mars 2018) et les propositions de la Commission, cinq jours plus tard.
 
Pour plus de justice fiscale
Le débat est bien connu, mais poser quelques chiffres permet de bien en saisir les enjeux :
  • le taux d’imposition effectif moyen des entreprises numériques est 50 % inférieur à celui des autres sociétés (les acteurs de l’économie traditionnelle paient en moyenne 23 % d’IS, contre 9 % pour les acteurs du numérique) ;
  • sur les 20 plus grandes entreprises mondiales par capitalisation boursière, 9 sont des entreprises numériques (contre 1 seule, il y a 20 ans).
Qui sont ces acteurs numériques qui échappent en grande partie à l’impôt ? Ce sont les plateformes collaboratives, les fournisseurs de contenus en ligne ou encore les médias sociaux, qui sont en plein essor et qui portent la croissance économique de l’Europe.

Ce n’est ni une taxe anti-évasion fiscale, ni une taxe anti-GAFA, tient à préciser la Commission. Pour Valdis Dombrovskis, vice-président pour l'euro et le dialogue social, « Le passage au numérique (…) nécessite des adaptations de nos règles et systèmes traditionnels ». Car « Le montant des bénéfices qui échappent actuellement à l'impôt est inacceptable. Nous devons d'urgence adapter nos règles fiscales au XXIe siècle en élaborant une nouvelle solution globale qui soit viable à long terme ». La pression politique est importante, d’autant qu’à terme, le risque est bien réel pour les finances publiques des États membres.
 
L’objectif est également d’éviter que chacun des États membres cherche sa propre solution (seuils, taux d’imposition, etc.), afin de ne pas entraver le marché numérique européen en introduisant une insécurité fiscale. D’autant qu’une dizaine d’États auraient déjà entamé une réflexion sur ce sujet, voire ont déjà voté un texte (ce qui est le cas de l’Italie).
 
Cette taxe permettrait, enfin, d’établir une certaine équité devant l’impôt entre entreprises "traditionnelles" et entreprises de la nouvelle économie.
 
L’enjeu de la définition de la « présence digitale »
Reconnecter le lieu de génération du profit avec le lieu de taxation, telle est l’ambition de Bruxelles.
 
À l’heure actuelle, les règles fiscales internationales reposent, en effet, en grande partie sur la présence physique des entreprises (personnels, actifs, ventes). Des critères qui ne sont plus adaptés au secteur numérique : les entreprises sont désormais éclatées, avec une présence démultipliée dans plusieurs États (entre le siège social de l’entreprise, les actionnaires, les utilisateurs du service, etc.).
 
Ce qui fait que la valeur créée à un endroit échappe souvent à la taxation du pays à partir duquel elle est générée, alors même que la création de cette valeur constitue une source importante de revenus pour certains acteurs (par exemple ceux dont le modèle économique repose entièrement sur la collecte et l’utilisation des données).
 
« Nos règles mises en place avant l'existence d'internet ne permettent pas aux États membres d'imposer les entreprises numériques opérant en Europe lorsqu'elles n'y sont présentes physiquement que de manière limitée ou pas du tout. Cette situation représente pour les États membres un trou noir qui s'agrandit toujours plus, puisque la base d'imposition s'érode », souligne Pierre Moscovici, commissaire chargé des affaires économiques et financières, de la fiscalité et des douanes.
 
L’objectif, c’est donc que la taxation cadre mieux avec l’endroit où se trouvent les facteurs qui permettent de générer des profits. Concrètement, il s’agit de prendre en considération l’implication de l’utilisateur dans la capacité des entreprises à générer de la valeur. Pour la Commission européenne, il s’agit de faire accepter l’idée qu’une entreprise génère des profits à partir d’une base d’utilisateurs active sur un territoire donné (en sachant que le même type de critère sera développé dans le cadre de l’ACCIS). Cela impliquera nécessairement un ajustement de critères actuels de l’établissement permanent en matière fiscale, pour lui donner une dimension numérique.
 
Pour Bruxelles, c’est la seule approche qui permette à l’Union européenne de contribuer à une solution multilatérale globale, qui garantisse une sécurité juridique aux opérateurs en évitant des situations de double taxation. Mais une convergence va être longue à obtenir, à Bruxelles, comme au sein de l’OCDE, certains États, tels l’Irlande ou le Luxembourg, y étant peu favorables.
 
Pour parer au plus pressé, une taxe provisoire
La Commission européenne adepte de la méthode agile ? Pour permettre d’avancer tout en ayant une approche coordonnée et structurée, la Commission européenne vient donc, à l’initiative de la France, de proposer une première étape, transitoire.
 
Plutôt que d’attendre un accord sur l’impôt sur les sociétés applicable aux activités numériques, sujet sur lequel elle continue cependant à avancer, la Commission vient de proposer une taxe provisoire, le temps que les États membres se mettent d’accord sur une réforme structurelle. Cet impôt est destiné à taxer non pas des opérateurs mais des prestations de services.
 
Quelles sont les entreprises visées par ce nouvel impôt ? Cet impôt s'appliquera aux produits générés par des activités pour lesquelles les utilisateurs jouent un rôle majeur dans la création de valeur et qui sont les plus difficiles à prendre en compte par les règles fiscales actuelles, comme les produits :
- tirés de la vente d'espaces publicitaires en ligne (sont ici visés les réseaux sociaux du type Facebook, Twitter, etc.) ;
- générés par les activités intermédiaires numériques qui permettent aux utilisateurs d'interagir avec d'autres utilisateurs et qui facilitent la vente de biens et de services entre eux (il s’agit ici de toucher les plateformes qui permettent l’échanges de services entre particuliers, comme Blablacar, Airbnb ou encore Uber) ;
- tirés de la vente de données générées à partir des informations fournies par les utilisateurs.
 
Pour ne pas grever la croissance des jeunes pousses, la Commission européenne a défini un seuil qui repose sur deux critères cumulatifs :
  • chiffre d'affaires brut annuel d’au moins 750 millions € au niveau mondial ;
  • et 50 millions € dans l'UE. 
La Commission européenne a proposé que le montant de cette nouvelle taxe soit fixé à 3 %. Une taxe qui, selon Pierre Moscovici, pourrait toucher entre 120 et 150 entreprises (américaines, asiatiques, mais aussi européennes) et qui perdurera tant que la solution de long terme ne sera pas adoptée.
 
La volonté d’un cadre fiscal plus ambitieux
L’autre versant de la proposition de la Commission, c’est une réforme commune des règles relatives à l’impôt sur les sociétés applicable aux activités numérique. Une telle évolution permettrait de toucher un champ beaucoup plus large d’entreprises que la taxe transitoire. Il s’agirait alors de taxer non plus les produits générés par certaines activités mais les bénéfices réalisés sur le territoire d’un État, quand bien même la société n’y serait pas « physiquement » présente.
 
Là encore, quels seraient les seuils ? Une plateforme numérique serait considérée comme ayant une « présence numérique » imposable ou un établissement stable virtuel dans un État membre dès lors qu’elle satisferait à l'un des critères suivants (les critères sont alternatifs) :
- elle génère plus de 7 millions € de produits annuels dans un État membre ;
- elle compte plus de 100 000 utilisateurs dans un État membre au cours d'un exercice fiscal ;
- plus de 3000 contrats commerciaux pour des services numériques sont créés entre l'entreprise et les utilisateurs actifs au cours d'un exercice fiscal.
 
La Commission européenne a également précisé qu’elle entendait revoir la répartition entre États membres afin de mieux tenir compte de la façon dont les entreprises peuvent créer de la valeur en ligne (par exemple, en fonction du lieu où se trouve l'utilisateur au moment de la consommation du service).
 
Une réforme qui a, par ailleurs, vocation à être intégrée dans le champ d'application de l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS).
 
L’agenda de cette réforme
« Nous appelons à des discussions constructives au sein du Conseil afin de parvenir à un accord aussi vite que possible », a indiqué Bruno Le Maire. Le G20, qui s’est tenu à Buenos Aires les 19 et 20 mars, a cependant montré qu’il existait de fortes tensions autour de ces propositions de réforme.
 
De son côté, l’OCDE a pour ambition d’arriver à un consensus sur la fiscalité du numérique en 2020.
 
Dans un communiqué de presse commun avec l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni, du 21 mars dernier, le ministre de l’Économie et des Finances français a indiqué qu’ « en l’absence de consensus global au niveau du G20 et de l’OCDE, nous devons avancer au niveau de l'Union européenne. En trouvant un accord sur une approche coordonnée à l’échelle de l’UE, nous garantirons l’intégrité du marché unique du numérique ».
 
Un sujet qui a été au cœur du Conseil européen des 22 et 23 mars derniers et du sommet informel de la zone euro. Un accord sera compliqué à obtenir, mais l’Élysée souhaiterait une proposition législative avant les élections européennes de mai 2019.

Les prochaines étapes pour l’examen de cette proposition pourraient être les suivantes :
  • Conseil Ecofin informel à Sophia, les 27 et 28 avril ;
  • en juin, on pourrait savoir s’il existe un momentum entre les chefs d’État sur le sujet ;
  • si c’est le cas, on peut imaginer la stabilisation d’un accord politique d’ici la fin de l’année ;
  • avec les finitions et le détail du déploiement début 2019 ;
  • puis suivra la phase de transposition en droit national.
 
De manière réaliste, 2020 pourrait donc être le premier exercice complet au cours duquel la taxe intermédiaire serait collectée. Il est cependant possible que certains pays souhaitent anticiper sa mise en œuvre (notamment l’Italie, dont la taxe de 3 % devrait entrer en vigueur en janvier 2019).
 
Parallèlement, en 2020, l’Europe pourrait être en train de stabiliser la réforme structurelle.
 
Les négociations sur ces deux propositions s’annoncent difficiles, et ce d’autant que les modifications des règles fiscales nécessitent une approbation unanime au Conseil…
Source : Actualités du droit