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Image  Olivier de Maison Rouge

Secret des affaires : état des divergences au Parlement sur la protection de l’information économique

Tech&droit - Start-up, Données
17/04/2018
Actuellement en cours d'examen au Parlement, la transposition de la directive du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués, avance à marche forcée. Que prévoyait la proposition de loi déposée à l'Assemblée nationale le 19 février dernier ? Quels sont les points de crispation avec le Sénat ? L'analyse d'Olivier de Maison Rouge, avocat, docteur en droit, rapporteur du groupe de travail de transposition de la directive du 8 juin 2016 auprès du ministère de l’Économie et des Finances.
En d’autres temps, les maîtres-verriers de Murano (Venise) ont préservé leur tour de main pendant plusieurs siècles sous peine de mort pour ceux qui oseraient enfreindre cette obligation de confidentialité. Autre temps, autres mœurs, sous le régime de l’état de droit actuel, la loi est appelée à sanctuariser ces connaissances stratégiques face aux ingérences économiques hostiles.
 
Le secret des affaires est un savoir-faire à ne pas faire savoir
La dématérialisation accélérée de l’économie a, en effet, profondément modifié la valeur des actifs immatériels et largement exposé ce patrimoine informationnel non protégé aux concurrents déloyaux.
 
L’évolution récente des nouvelles technologies fragilise cet ensemble de biens incorporels, raison pour laquelle sa protection s’avérait indispensable ; la directive européenne du 8 juin 2016 (Dir. UE n° 2016/943, 8 juin 2016) – en passe d’être transposée par le législateur français – se propose désormais de sanctionner l'obtention et la révélation illicite d’une telle connaissance, dont la divulgation est susceptible de générer des conséquences dévastatrices irréparables.
 
Après plusieurs tentatives malheureuses (2003, 2009, 2012, 2014, 2015), la France se doit désormais d’intégrer dans son droit positif une telle option défensive avant le 9 juin 2018. C’est finalement sous la forme d’une proposition de loi enregistrée le 19 février 2018 à l’Assemblée nationale qu’elle sera transposée.
 
Non sans surprise, la France a imaginé d’opter pour une proposition parlementaire législative (PPL) - et non par un projet de loi d’origine gouvernementale, sans étude d’impact, donc – ce qui est pour le moins étonnant s’agissant d’une transposition. Cet artifice n’a d’ailleurs pas échappé au Conseil dÉtat qui, dans son avis consultatif du 15 mars 2018 (CE, avis, section de l’intérieur, 15 mars 2018, n° 394422), a contraint le rapporteur de la commissions des lois à l’Assemblée nationale à amender son texte de manière substantielle.
 
Ce qu’il faut retenir de l’avis du Conseil d’État
Dans son avis rendu public le 15 mars 2018 (CE, avis, section de l’intérieur, 15 mars 2018, n° 394422), le Conseil d’État a mis en évidence la volonté du législateur d’être en deçà du texte européen.
Critiquant certains choix opérés et rappelant les objectifs du législateur européen, le Conseil d’État a insisté sur la nécessité d’insérer des mesures provisoires en cas d’atteinte au secret des affaires, de procéder à une bonne articulation avec le droit positif français et de renvoyer à des décrets des dispositions relevant du domaine réglementaire...
En parallèle, il a constaté certains cas de « sur-transposition » – voire de redondance – en matière de rappel des droits des travailleurs, de liberté d’informer.
Sur la définition du secret des affaires, il a préconisé d’ajouter que le secret des affaires peut revêtir une valeur effective ou potentielle.
 
L’alignement du droit positif sur les sources internationales
Il faut rappeler que la source d’inspiration de ce projet trouve son origine dans l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), annexe au Traité de Marrakech du 14 avril 1994, instituant l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), par la suite repris dans le cadre de la directive européenne n° 2016/943 du 8 juin 2016.
 
Rappelons que les principes directeurs de cette institution, dont la France est membre, tendent à la libre circulation des biens et des finances, à l’échelle internationale.
 
Or, par exception à ce principe affirmé, l’ADPIC crée une dérogation à cette dérégulation. En cela, l’OMC vise nommément la protection des renseignements économiques non divulgués, autrement dit les secrets d’affaires.
 
Le législateur propose désormais d’assurer la protection des informations essentielles a priori par la confidentialité renforcée (rendant indisponible une information par nature précaire), et a posteriori par le tribunal qui doit préserver le secret dans le cadre d’une procédure ad hoc et lui conférer, le cas échéant, un titre exécutoire.
 
Il n’est donc pas créé de droit de propriété de l’information mais une préservation de fait qui prévaut sur la réservation (entendue comme monopole).
 
Une définition légale du secret des affaires
Le droit français s’était abstenu de toute définition du secret, bien que renvoyant aux notions de secret industriel et commercial (droit administratif), secret de fabrication (inscrit dans le Code le propriété intellectuelle), et secret des affaires lui-même présent dans le Code de commerce, qui pouvait être invoqué devant l’Autorité de la concurrence).
 
La proposition de loi votée par l’Assemblée nationale le 28 mars (TA AN, 2017-2018, n° 105), propose désormais « d’étalonner » cette notion sous trois conditions cumulatives :
  • non connus du grand public, ou du moins du secteur professionnel concerné ;
  • ayant une valeur commerciale, parce que non connus ;
  • et faisant l’objet de mesures spécifiques destinées à les garder confidentiels.
Pour le législateur, concernant la valeur commerciale, il faut comprendre tout élément du potentiel scientifique, technique, des intérêts économiques ou financiers, des positions stratégiques ou de la capacité concurrentielle de son détenteur (TA AN, 2017-2018, n° 675, exposé des motifs).
 
On regrettera cependant que soit inscrit le terme de « commercial », sans doute restrictif, si l’on considère que la valeur économique, recouvre plus largement les procédés, techniques, formules, algorithmes, cahiers de laboratoires, R&D, organigramme, business plan, concept,… conformément à la directive qui tendait à préserver « l’économie de la connaissance ». Il convient néanmoins de se satisfaire que la commission des lois de l’Assemblée nationale ait élargi à tout valeur effective ou potentielle (TA AN, 2017-2018, n° 777).
 
Face aux violentes critiques ayant circulé dans la presse sur le secret ainsi institué, il faut rappeler que le secret des affaires n’est pas érigé pour créer une opacité légale sur des actes frauduleux. À défaut, les lanceurs d’alerte dont le statut est désormais fixé par la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 (JO 10 déc.), dite loi Sapin 2, auront tôt fait de lever ce voile blâmable et des révéler ces compromissions, alors même que le secret des affaires n’est pas opposable aux autorités indépendantes dans leurs fonctions juridictionnelles (AMF, CNIL, Autorité de la concurrence, etc.) ni aux tribunaux.
 
Une procédure judiciaire ad hoc destinée à préserver le secret des affaires
Tel que prévu par la directive, la proposition de loi renforce la protection du secret des affaires dès lors que :
  • la juridiction saisie pourra ordonner des mesures d’interdiction, notamment en référé ;
  • il sera possible d’obtenir des mesures "correctives", telles que l’interdiction d’importation de produits fabriqués en violation de secrets d’affaires.
Par ailleurs, la procédure judiciaire, souvent présentée comme étant un mode de collecte d’informations confidentielles, pourra être aménagée à la demande des parties avec des mesures permettant d’assurer la préservation des secrets d’affaires par le biais de :
  • la création d’un périmètre de confidentialité pour les parties (avocats, experts, témoins) ;
  • la restriction dans l’accès aux pièces produites au cours de la procédure ;
  • La restriction dans l’accès aux audiences ;
  • La rédaction d’un jugement élagué de l’énonciation des secrets d’affaires.
 
Le tout devant se faire dans le strict respect du principe fondamental du contradictoire.
 
Ainsi que nous l’avions soutenu avec le groupe d’experts composés auprès du ministère de l’Économie et des Finances dont l’auteur de ces lignes a été le rapporteur, le législateur a choisi d’aligner ce schéma processuel sur ce qui existe devant l’Autorité de la concurrence (juridictions judiciaires comme tribunaux administratifs).
 
Enfin, élément obtenu pendant les auditions devant de la commission des lois de l’Assemblée nationale, ces mesures protectrices pourront également être appliquées dans le cadre des procédures dites « indirectes », c’est-à-dire les instances où le secret sera invoqué par l’une des parties, quand bien même le fondement de l’action introduite ne reposait pas sur un élément confidentiel (par exemple en matière de brevet ou de concurrence déloyale).
 
En matière de réparation des dommages, outre la réparation du préjudice intégral, s’agissant d’une connaissance effective ou potentielle, à l’instar de ce qui se pratique en matière de propriété intellectuelle, le tribunal tenir compte des conséquences économiques négatives telles que le manque à gagner ou les bénéfices réalisés par l’auteur de l’atteinte au secret des affaires.
 
Aux fins d’harmonisation, l’Union européenne ayant prévu une procédure similaire dans tous les États membres, il eût été possible d’envisager pour renforcer cette unification :
  • que les secrets d’affaires numérisés soient localisés dans des centres de stockage physiquement présents sur le territoire de l’Union européenne de manière à ne pas les exposer à des actes judiciaires émanant de juridictions extra-européennes sauf à s’en remettre à une décision d’un juge européen ;
  • que la communication de preuves relevant du secret des affaires devant les juridictions extra-européennes soit impérativement soumise aux mesures de coopération judiciaire internationales relevant de la Convention de La Haye du 18 mars 1970.
Un des sujets que l’Union européenne a laissé à la discrétion du législateur national est de savoir s’il faut également intégrer un volet pénal pour sanctionner les atteintes au secret des affaires. À ce stade, le législateur français s’est refusé à intégrer des dispositions pénales spécifiques, l’obtention, la divulgation et l’utilisation prévues sur le plan civil étant le cas échéant sanctionnées indépendamment par le Code pénal (notamment par les articles 311-1 et suivants, 314-1 et suivants et 323-3 du Code pénal).
 
Il pourrait néanmoins être imaginé, dans un but de dissuasion, de procéder à un renvoi aux dispositions pénales qui sanctionnent de tels agissements (notamment vol, abus de confiance et extraction de données).
 
Les évolutions du texte après le passage par la commission des lois du Sénat
Aux termes du texte adopté par la commission des lois du Sénat le 11 avril 2018 (TA Sénat, 2017-2018, n° 420), notons tout d’abord un changement de nom pour cette proposition de loi : les sénateurs ont souhaité renommer purement et simplement la loi, supprimant la notion d’information économique non divulguée et du savoir-faire dans son titre et lui substituant le titre suivant : « loi relative à la protection du secret des affaires ».
 
Il ressort également que, au titre des conditions retenues pour la constitution du secret, l’adjectif commercial a été supprimé et remplacé par la notion de « valeur économique » (TA Sénat, 2017-2018, n° 420, art. 1er), ce qui était souhaitable car cela élargit le champ de la protection à la R&D, notamment, mais aussi aux algorithmes, moteurs de l’économie numérique.

Par ailleurs, les sénateurs ont supprimé l’amende civile prévue par les députés (TA AN, 2017-2018, n° 105, art. L. 152-6 (nouveau) : « Toute personne physique ou morale qui agit de manière dilatoire ou abusive sur le fondement du présent chapitre peut être condamnée au paiement d’une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à 20 % du montant de la demande de dommages et intérêts. En l’absence de demande de dommages et intérêts, le montant de l’amende civile ne peut excéder 60 000 €. L’amende civile peut être prononcée sans préjudice de l’octroi de dommages et intérêts à la partie victime de la procédure dilatoire ou abusive »), craignant une mesure anticonstitutionnelle.

Le Sénat a enfin souhaité introduire dans le Code pénal un délit d’espionnage économique assimilé à l’abus de confiance (TA Sénat, 2017-2018, n° 420, art. 1, quater, nouveau, intitulé « Du détournement d'une information économique protégée »). Concrètement, l’article 314-4-1 du Code pénal serait modifié, pour prévoir que «  Le fait d'obtenir, d'utiliser ou de divulguer de façon illicite une information protégée au titre du secret des affaires en application du chapitre Ier du titre V du livre Ier du Code de commerce, en contournant sciemment les mesures de protection mises en place par son détenteur légitime, afin d'en retirer un avantage de nature exclusivement économique, est puni de trois ans d'emprisonnement et de 375 000 € d'amende ».
 
Le texte doit maintenant être examiné en séance publique au Sénat le 18 avril.
 
 
Source : Actualités du droit