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Place des algorithmes dans le secteur juridique : la Chancellerie précise sa ligne

Tech&droit - Intelligence artificielle
13/12/2019
Dans une réponse ministérielle du 12 décembre 2019, la garde des Sceaux vient de donner sa vision de la place des algorithmes dans la justice. Voici ce qu’il faut en retenir.
Pour une sénatrice, la France a l'opportunité d'être pionnière dans la justice algorithmique au service des justiciables. Mais cela supposerait la mise en place d’une certification des start-ups proposant ce type de service (v. Justice prédictiveʺ : demande de clarification de la position du gouvernement, Actualités du droit, 18 juill. 2019).  Brigitte Lherbier est en effet d’avis que « le secteur juridique privé en France gagnerait à établir des bonnes pratiques et à respecter une certaine déontologie en matière de transparence des outils : à titre d'exemple, en France, des éditeurs juridiques privés ont déjà créé des algorithmes sans boîtes noires ».
 
Une place croissante des algorithmes dans l’accès au droit et à la justice
Le postulat de départ est désormais bien connu : pour la ministre, les nouvelles technologies de l'information et de la communication « contribuent à dessiner un nouvel environnement judiciaire permettant ainsi, entre autres, la dématérialisation de l'accès au droit et à la justice, la création de plateformes de résolutions à l'amiable des litiges ou encore l'accès à de nouvelles modalités de saisine des juridictions, notamment civiles » (pour une analyse de ce secteur des legaltechs, v. Legaltechs françaises, les tendances 2018 : des startups qui accélèrent dans la conquête de parts de marché, Actualités du droit, 23 janv. 2019 ; les tendances 2019 seront révélées courant janvier 2020).
 
Certains des nouveaux services proposés reposent sur des algorithmes dits « d'intelligence artificielle », avec pour proposition de valeur « notamment de contribuer à réduire l'aléa judiciaire par l'analyse statistique du risque judiciaire encouru par le justiciable » (pour la garde des Sceaux, seules 3 % des start-ups legaltech feraient du développement d'un algorithme d'intelligence artificielle leur cœur de métier). Mais souligne Nicole Belloubet, « touchant au cœur de l'action du magistrat, ces outils pourraient modifier en profondeur la pratique du droit : ils suscitent donc d'importants débats ». Des nouveaux acteurs qui cherchent à faire évoluer les pratiques du droit. Mais pour la garde des Sceaux, « il importe d'évaluer avec objectivité la réalité de ces évolutions ».
 
Une volonté claire de la Chancellerie d’accompagner le développement des legaltechs
Dans la legaltech, certains services proposés ont été plus irritants que d’autres. La frontière service/conseil, très sensible côté avocat, la justice dite prédictive, etc., en sont deux exemples bien connus.
 
Une illustration reprise par la ministre, pour qui  « plusieurs cas d'usage et d'expérimentations, en France comme dans d'autres pays, justifient une première analyse nuancée des algorithmes de prédiction de l'aléa juridique ». Et Nicole Belloubet cite deux exemples : « en France, l'expérimentation d'un logiciel aux visées prédictives dans le ressort des cours d'appel de Douai et Rennes au printemps 2017 a été conclue par le constat partagé entre magistrats et avocats d'une inadéquation par rapport aux besoins exprimés. Au Royaume-Uni, l'expérimentation HART, conduite en 2016 par des chercheurs de l'université de Londres, et qui avait comme objectif de reproduire les processus de décision du juge européen, n'est pas parvenue à descendre en dessous des 20 % de réponses erronées, ce qui est un taux trop important pour un outil d'aide à la décision ». Relevons cependant que ces études commencent à dater un peu : 2-3 ans à l’échelle d’un algorithme d’intelligence artificielle, c’est presque une éternité.
 
Pour la garde des Sceaux, « il appartient à la puissance publique de fixer le cadre et d'orienter le justiciable dans cet univers en pleine mutation », notamment pour définitivement mettre de côté l’écueil d’une justice intégralement algorithmique.
 
Et de rappeler les garanties déjà posées :
•    l'article 47 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 qui dispose qu'« aucune décision de justice impliquant une appréciation sur le comportement d'une personne ne peut avoir pour fondement un traitement automatisé de données à caractère personnel destiné à évaluer certains aspects de la personnalité de cette personne (…) » ;
•    la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 dite République numérique, qui impose la transparence des algorithmes publics, offrant ainsi une garantie supplémentaire contre un éventuel phénomène de « boîte noire » en matière d'usages judiciaires de l'intelligence artificielle ;
•    la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice prévoit que la réutilisation de données de magistrats ou de greffiers « ayant pour objet ou pour effet d'évaluer, d'analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées » est un délit ;
•    une certification facultative des plateformes en ligne de résolution amiable des litiges, y compris celles dont le service en ligne est proposé à l'aide d'un traitement algorithmique ou automatisé de données à caractère personnel : une « accréditation (qui) a été pensée non comme une obligation mais comme une faculté et doit aider au développement de ces entreprises innovantes tout informant pleinement le justiciable » ;
•    et sur l’open data des décisions de justice, le décret adressé par la Chancellerie à un certain nombre d’acteur donne un cadre précis.
 
L’objectif est clair pour la ministre : « il s'agit d'accompagner le développement des legaltech tout en sécurisant le cadre juridique et instaurant un climat de confiance pour le justiciable qui recourt à ces outils numériques ».
 
 
 

Projet de décret Open data : synthèse du contenu

Grandes lignes du projet de décret
– procédure d’occultation des éléments d’identification des personnes physiques, parties ou tiers ou bien encore magistrats ou membres de greffe, en cas d’atteinte à leur vie privée ou leur sécurité ;
– mentions à occulter au sein des décisions ;
– pose le calendrier de mise à disposition des décisions pour chacun des trois niveaux d'instance
– définit les conditions de mise à la disposition du public des décisions de justice ;
– précise le champ des décisions concernées
– entrée en vigueur différée, selon les mesures
– un arrêté en attente
– en attente de précision réglementaires sur conditions de transmission au SDER via les applicatifs métiers Chancellerie/CNGTC
 
Juridictions administratives
– Le Conseil d’État est « responsable de la mise à disposition du public des décisions rendues par les juridictions administratives » ;
– Délai de mise à disposition du public : deux mois à compter de la date de la décision ;
– Deux niveaux d’occultation : celui prévu par la loi et celui sur demande des parties/tiers (en fonction des personnes visées, président de la formation de jugement, membre du CE, auteur de la décision ou section du contentieux du Conseil d’Etat, du président de la cour administrative d’appel ou du président du tribunal administratif) ;
– Fixe la procédure de demande d’occultation (demandes abusives, délai de réponse de deux mois) ;
– Publicité des décisions : copie simple de décisions précisément identifiées sur demande des tiers (règle d’occultation ; copie avec même occultation que celles de la décision) ;
– Procédure de recours contre les décisions d’occultation ou de levée d’occultation.

Juridictions judiciaires
Mise à disposition du public en ligne sous forme électronique :
– La Cour de cassation est « responsable de la mise à disposition du public des décisions de justice rendues par les juridictions de l’ordre judiciaire » ;
– Régime des extraits de décision ;
– Parallélisme des occultations : copie de décision/mise à disposition du public
– Régime des décisions de justice dont la communication à des tiers est soumise à autorisation préalable : mise à disposition du public possible, à certaines conditions (Arrêté en attente) ;
– La décision d’occultation est gérée, en pratique :
* pour les personnes physiques, tiers ou parties : par le président de la formation de jugement ou le magistrat ayant rendu la décision concernée
* pour les magistrats du siège et les membres du greffe : par le président de la juridiction ayant rendu la décision concernée
* pour les magistrats du parquet : par le procureur de la République ou le procureur général près la juridiction ayant rendu la décision de justice concernée
– délai de mise à disposition : 6 mois maximum, après la transmission de la décision au greffe de la juridiction
– procédure de demande d’occultation (toute personne intéressée, demandes abusives, délai de réponse de deux mois, recours)
– base de données : le SDER gère la base de données, comprenant :
* décisions et avis de la Cour de cassation et des juridictions ou commissions juridictionnelles placées auprès d'elle,
* décisions des premier et second degrés rendues par l’ordre judiciaire ;
– objectif : gérer la diffusion en ligne ;
– transmission de ces décisions :  conditions fixées par les dispositions législatives/règlementaires régissant les applicatifs du ministère de la justice et du conseil national des greffiers des tribunaux de commerce.

Délivrance de copie aux tiers
– Décision doit être « précisément identifiée » ;
– Recours en cas de silence ou refus ;
– Occultation ;
– Recours contrer décision d’occultation ou demande de levée d’occultation devant le président de la juridiction ;
– Parallélisme des occultations : diffusion/copie ;
– Conditions de délivrance des copies en matière pénale.

Dispositions transitoires
– Condition concrète de mise à disposition au public : portail internet placé sous la responsabilité du ministre de la justice ;
– Rôle du Conseil d’État et de la Cour de cassation : ils « mettent à la disposition du public les décisions de justice visées aux articles L.10 du Code de justice administrative et L.111-13 du Code de l’organisation judiciaire, sélectionnées selon les modalités propres à chaque ordre de juridiction sur leur site internet respectif » ;
– Transition : « Jusqu’au début de la mise à disposition prévue aux articles 1 et 4, la diffusion des décisions est poursuivie dans les conditions prévues par l’article 1er du décret du 7 août 2002 ».
– Un « arrêté du garde des sceaux (détermine) pour chacun des ordres judiciaire et administratif, le cas échéant par niveau d’instance et par contentieux, la date à partir de laquelle les décisions de justice seront mises à disposition en ligne [et les copies de ces décisions délivrées conformément aux articles 2 et 5 du présent décret] »
– Dérogation : « lorsque des décisions rendues antérieurement à la date fixée dans les conditions décrites à l’alinéa précédent sont concernées par cette mise à disposition en ligne, l’arrêté précise la date à partir de laquelle elles sont concernées par la mise à disposition en ligne ».
(Projet de décret open data, communiqué par la Chancellerie à certains acteurs, nov. 2019)
 
Source : Actualités du droit