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Image  Building of the European Court of Human Rights in Strasbourg (France) / Héloïse HERMON & Elodie LAURENT

La France reconnaît que le FILMM n’a pas bénéficié d’un recours effectif contre les décisions du rapporteur général de l’Autorité refusant d’accorder le secret des affaires

Affaires - Droit économique
12/01/2021
Le 5 novembre 2020, la CEDH a rendu une décision dans laquelle elle prend acte de la déclaration du gouvernement français reconnaissant que le FILMM n’a pas bénéficié d’un recours effectif contre les décisions du rapporteur général de l’Autorité refusant ou levant le secret des affaires. Moins symbolique qu’une décision de condamnation, l’acceptation d’une déclaration unilatérale par la CEDH revêt néanmoins une signification particulière. Ceci d’autant plus quand elle vient confirmer l’émergence récente d’une nouvelle voie de recours à l’encontre des décisions de refus ou de levée du secret des affaires. Par Héloïse HERMON & Elodie LAURENT, en partenariat avec le Master 2 Droit européen des affaires et de la concurrence (Université Paris II Panthéon-Assas.
En parallèle d’une action pour pratiques commerciales trompeuses, et dans le cadre d’une procédure pendante devant l’Autorité de la concurrence, le Syndicat National des Fabricants d’Isolants en Laines Minérales Manufacturées (le FILMM), requérant en l’espèce, avait engagé une procédure devant le Conseil d’État à l’encontre de l’État français suite à son refus implicite d’abroger l’article R. 464-29 du code de commerce. Le syndicat argumentait, inter alia, que l’absence de recours direct contre la décision du rapporteur général de l’Autorité refusant ou levant le secret des affaires constituait une violation de son droit à un recours effectif. Dans une décision remarquée du 10 octobre 2014, le Conseil d’État avait fait droit à cette demande et avait enjoint le Gouvernement à modifier l’article R. 464-29[1].
En amont et de la décision du Conseil d’État et des modifications réglementaire et législative consécutives à cette dernière[2], le syndicat avait saisi la CEDH – conscient que la décision des juges du Palais Royal ne saurait lui allouer une indemnité le cas échéant. Le 13 décembre 2019, la CEDH a jugé la requête, introduite sur le fondement des articles 6§1 et 13 de la Conv. EDH, recevable[3] ; le 5 novembre 2020, la Cour a pris acte de la déclaration du gouvernement français reconnaissant que le FILMM n’avait pas bénéficié d’un recours effectif contre les décisions du rapporteur général de l’Autorité refusant ou levant le secret des affaires. Cette décision est la reconnaissance par la Cour de la suffisance de la déclaration unilatérale formée par le gouvernement français, permettant donc la radiation de la requête du rôle.

Un exemple classique de l’acceptation d’une déclaration unilatérale d’un Gouvernement défendeur

En amont d’une décision sur le fond de la CEDH, le gouvernement français a préféré proposer une déclaration unilatérale en vue de régler les questions soulevées par le requérant et a donc invité la CEDH à rayer la requête du rôle, conformément à ce que permet l’article 37 de la Conv. EDH.
Cette procédure demeure l’une de ces techniques juridiques ayant gagné la faveur des États, notamment depuis 2007[4]. La CEDH a rapidement admis, de façon prétorienne, cette possibilité, dans la mesure où la déclaration remplit un certain nombre de critères. A minima, elle nécessite :
– l’existence d’une jurisprudence suffisamment établie en la matière ;
– la reconnaissance claire d’une violation de la Convention, dont le sujet doit être explicitement mentionné ;
– un redressement adéquat en cohérence avec la jurisprudence de la Cour en matière de satisfaction équitable ;
– des engagements d’ordre général[5].
L’ensemble de ces éléments doit fournir une base suffisante pour considérer que la poursuite de l’examen de la requête ne se justifie plus.
Désormais prévue à l’article 62 A du règlement de la CEDH, cette déclaration unilatérale est faite par le gouvernement défendeur, postérieurement à un refus du requérant des termes d’une proposition de règlement amiable, dans le cadre d’une procédure publique et contradictoire indépendante.
 
Sur cette décision d’espèce, confirmative d’une jurisprudence constante[6], trois observations peuvent être faites :
  • la justification de la Cour quant aux divers critères mis en avant apparaît laconique : elle souligne ainsi que les concessions et le montant de l’indemnisation proposée justifient la radiation, sans pour autant expliciter en quoi ces éléments constituent cette base nécessaire à la Cour, et ceci d’autant plus que le syndicat requérant avait refusé les termes de la déclaration proposée[7] ;
  • l’absence de demande d’engagement d’ordre général s’explique aisément par le fait que le gouvernement français a, depuis 2015, déjà modifié la disposition litigieuse afin de permettre un recours effectif (infra) ;
  • bien que cela soit de l’ordre de l’hypothétique, il semble peu probable que le FILMM vienne à intenter un recours contre cette décision devant la grande chambre de la Cour. Au niveau national, relevons qu’outre la réparation de 13 000 € accordée par l’État français[8], le syndicat requérant sera parfaitement fondé à poursuivre son action en ce que la décision n’éteint pas l’entière affaire et, si le « FILMM considère que le dédommagement octroyé n’est pas suffisant, il lui reste loisible de poursuivre tout remède disponible au niveau national »[9]. In fine, il convient de noter que, si le Comité de ministres n’assure pas la surveillance des engagements pris dans la déclaration unilatérale entérinée dans la décision de la Cour, il sera loisible au requérant de faire valoir que le Gouvernement n’a pas respecté ses engagements et la Cour pourra dès lors réinscrire ladite requête à son rôle[10].

La confirmation d’une nouvelle voie de recours dans le cadre des décisions relatives à l’octroi  ou au refus du secret d’affaire

Par l’acceptation de cette déclaration unilatérale sans engagement d’ordre plus général, la CEDH reconnait implicitement la modification législative intervenue après l’arrêt du Conseil d’État de 2014. Des suites de ce qu’il convient de nommer l’affaire FILMM, il ressort une modification importante des voies de recours quant aux décisions du rapporteur général de l’Autorité de la concurrence de lever ou de refuser le secret des affaires.
Rappelons ici qu’au cours de ces dernières années, les pouvoirs d’enquête des services d’instructions de l’Autorité ont augmenté au fil des années, de pair avec la question de la protection du secret des affaires[11]. En droit français, l’article L. 463-4 du code de commerce prévoit la protection du secret des affaires. In fine, sont classées comme secrets des affaires les pièces qui sont désignées comme telles par l’entreprise. Le classement opéré est dès lors quasiment automatique. Toutefois, les pièces qui mettent en jeu l’exercice du contradictoire peuvent être déclassées en tout ou en partie – ce qui pose davantage de difficultés, nonobstant la définition du secret des affaires à l’article L.151-1 du code de commerce[12]. La disposition contestée (l’article R. 464-29 du code de commerce) ne prévoyait aucun recours autre que celui à l’encontre de la décision de l’Autorité au fond pour contester la légalité de la décision du rapporteur général de lever ou de refuser la protection du secret des affaires.
En réalité, toute la question était de trouver le juste équilibre entre protection du secret des affaires et respect du contradictoire. Le Conseil d’État a ainsi donné partiellement raison au requérant en introduisant une distinction selon que la décision du rapporteur général accorde ou refuse la protection au titre du secret des affaires.
Concernant les décisions d’octroi du secret des affaires, il a considéré que celles-ci ne pouvaient porter atteinte qu’au caractère contradictoire de la procédure suivie dans l’affaire ; dès lors, elles ne pouvaient être regardées comme détachables de cette procédure et ne sauraient faire l’objet d’un recours séparé[13].
Concernant les décisions de refus ou de levée du secret des affaires, il a relevé que ces dernières étaient susceptibles de faire grief, par elles-mêmes. Dès lors, elles devaient pouvoir faire l’objet d’un recours séparé[14]. Partant, c’est uniquement lorsque la protection était refusée qu’il avait été demandé au ministre d’abroger le texte de l’article R. 464-29. Le décret n° 2015-521 du 11 mai 2015, complété par la suite par la loi du 18 novembre 2016 qui a unifié le contentieux du secret des affaires devant la cour d’appel de Paris, est venu modifier cet article du code de commerce.
Désormais, les décisions de refus ou de levée de la protection du secret d’affaire peuvent faire l’objet d’un recours « autonome » devant le premier président de la cour d’appel de Paris.
Il s’agira dès lors pour les parties de se saisir utilement de cette nouvelle voie de recours, et pour la jurisprudence d’en détailler les contours et les modalités, à l’instar d’un récent arrêt de la Cour de cassation en date du 29 janvier 2020[15]. Cet arrêt a rejeté le recours de deux sociétés contre l’ordonnance du premier président de la cour d’appel de Paris ayant déclaré irrecevable leur recours formé à l’encontre de la décision du rapporteur de l’Autorité ayant levé la protection du secret d’affaire.
Il restera à voir si le FILMM poursuivra encore son long combat devant les juridictions nationales afin d’obtenir un plus ample dédommagement, et avant cela, si l’État français respectera les engagements pris.
 
Pour aller plus loin. Sur la protection du secret des affaires au cours de l'instruction devant l'Autorité de la concurrence, voir Le Lamy droit économique 2021, nos 1748 et suivants.
 
[1] CE, 10 oct. 2014, n° 367807.
[2] D. n° 2015-521, 11 mai 2015 ; L. n° 2016-1547, 18 nov. 2016, dite de modernisation de la justice du XXIe siècle.
[4] CEDH, Déclarations unilatérales: politiques et pratiques, sept. 2012 (Déclarations unilatérales : politique et pratique (coe.int) (accédé le 26/11/2020).
[5] CEDH, 6 mai 2003, n° 26307/95, Tahsin Acar c/ Turquie, §§ 75-77.
[6] V. en ce sens : CEDH, 29 nov. 2011, n° 15994/10, Bekerman c/ Lichtenstein ; CEDH, 22 mai 2012, n° 12144/09, Liptay c/ Hongrie ; CEDH, 5 juin 2014, n° 63648/12, Mathurin c/ France.
[7] Le consentement du requérant ne constituant pas une condition sine qua non d’acceptation de la déclaration : v. CEDH, 24 oct. 2002, n° 36732/97, Pisano c/ Italie.
[8] CEDH, 5 nov. 2020, n° 47499/12, p. 2 renvoyant à l’annexe jointe à la décision.
[9] A. Ronzano, « Actu-concurrence » n° 42-2020, disponible à : L'actu-concurrence Hebdo n° 42/2020 – L'État français reconnaît l’absence de recours effectif contre les décisions levant le secret des affaires (campaign-archive.com) (accédé le 26/11/2020).
[10] CEDH, 5 nov. 2020, n° 47499/12, p. 3.
[11] Mayer Brown « La protection du secret des affaires après la décision “FILMM” du Conseil d’État », 18 nov. 2014 (accessible à https://www.mayerbrown.com/-/media/files/perspectives-events/events/2014/11/concurrences-sminaire-procdure-et- concurrence/files/concurrences-seminaire-procedure-et-concurrence-2/fileattachment/concurrences-seminaire-procedure-et- concurrence-2.pdf) accédé le 26/11/20200
[12] Sur la notion de secret des affaires, v. la directive 2016/943/UE du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d'affaires) contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites.
[13] CE, 10 oct. 2014, n° 367807, consid. 5.
[14] CE, 10 oct. 2014, n° 367807, consid. 6.
[15] Cass. com., 29 janv. 2020, n° 18-11.726, RLC 2020/92, n° 3744.
Source : Actualités du droit