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Justice : plaidoyer de la garde des Sceaux pour un déploiement maîtrisé de l’intelligence artificielle

Tech&droit - Intelligence artificielle
28/02/2019
Nicole Belloubet a ouvert, le 26 février dernier, la conférence d’Helsinki consacrée aux impacts du développement de l’intelligence artificielle (IA) sur les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit. L’occasion pour la garde des Sceaux de rappeler les enjeux pour la justice d’un déploiement raisonné de l’intelligence artificielle.
Cette conférence (Conseil de l’Europe, 26 et 27 févr. 2018, programme) a réuni pendant deux jours plus de 300 experts, qui se sont penchés sur l’évolution de l’IA et son impact sur les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit (pour visionner les deux jours de cette conférence, v. ICI).

La ministre de la Justice française y a rappelé la déclaration sur l’intelligence artificielle de la France et de la Finlande, adoptée le 30 août 2018, et a souligné la nécessité que « les gouvernements jouent un rôle actif pour promouvoir une vision de l’intelligence artificielle juste, solidaire et centrée sur l’humain ».
 
L’intelligence artificielle : une opportunité pour améliorer l’accès au droit et à la justice
La garde des Sceaux est également revenue sur des travaux importants du Conseil de l’Europe concernant l’impact de l’intelligence artificielle sur les droits de l’homme, à savoir : Face aux menaces que peuvent faire peser les technologies numériques sur nos démocraties, lorsqu’elles portent atteinte à l’intégrité des processus électoraux (campagnes électorales et scrutins), la garde des Sceaux a rappelé la nécessité de « conserver une vigilance extrême à l’égard des manipulations de l’opinion par la propagation de fausses nouvelles, souvent par des moyens automatisés. Il ne s’agit pas d’attenter à la liberté d’expression, mais bien de préserver la liberté d’opinion ».

Nicole Belloubet a également longuement évoqué les propos haineux, racistes ou antisémites qui se multiplient sur internet et se diffusent parfois avec une grande rapidité : « il faut donc lutter contre ces messages en trouvant, sans doute grâce à l’intelligence artificielle, des parades adaptées : retrait sous 24 heures sous peine d’amendes élevées, responsabilité de l’hébergeur, désignation d’un représentant des plateformes dans chaque pays. Tels sont quelques-uns des moyens qui permettront de combattre ces fléaux ». Tout en soulignant que « ces questions inhérentes au progrès technologique ne sauraient cependant trouver de solution satisfaisante au seul niveau national ».

Plus généralement, « au-delà du défi posé à nos intelligences, (l’intelligence artificielle renvoie, pour la ministre, à) un défi ample posé à nos systèmes judiciaires (...) pour favoriser l’accès à la justice, tout en protégeant les libertés fondamentales ». Une garde des Sceaux convaincue que le numérique et ses développements en matière d’intelligence artificielle offrent de réelles opportunités, au service du justiciable et des magistrats.
 
L’objectif désormais bien connu du ministère : développer à l’horizon 2022 un véritable service public numérique de la justice : « il permettra, souligne Nicole Belloubet, la saisine et le suivi d’un dossier en ligne ainsi que la dématérialisation complète des échanges entre les acteurs judiciaires. La procédure numérique native en sera la pierre angulaire. Sont concernés toutes les procédures ainsi que l’ensemble des acteurs judiciaires, y compris l’administration pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse ».

Avec des points de vigilance, échos de débats particulièrement houleux lors de l’examen au Parlement du projet de loi de programmation 2018-2022 pour la Justice :
  • le risque de fracture numérique : Nicole Belloubet précise ainsi avoir « conçu cette transformation numérique comme une voie d’accès supplémentaire à la justice, qui ne se substitue pas de manière obligatoire aux modes traditionnels de saisine des juridictions. C’est aussi pour cela que je mets en place, dans tous les lieux de justice, des services d’accueil du justiciable en capacité d’accompagner tous les résidents en France qui ne seraient pas familiers du numérique » ;
  • les plateformes en ligne, « qui doivent faire l’objet de règles éthiques précises ».
 
La Charte éthique du Conseil de l’Europe a, pour sa part, dégagé plusieurs hypothèses dans lesquelles l’IA pourrait être mise au service de la justice : « leur application dans le champ de la justice civile, commerciale et administrative est à considérer pour la constitution de barèmes ou la résolution précontentieuse de litiges en ligne, dès lors qu’un recours ultérieur au juge demeure possible ». Elle recommande à ce sujet que « l’autonomie de l’utilisateur (soit) renforcée et ne (puisse) pas être restreinte par l’utilisation d’outils et de services d’intelligence artificielle (…). Le professionnel de la justice devrait à tout moment pouvoir revenir aux décisions et données judiciaires ayant été utilisées pour produire un résultat et continuer à avoir la possibilité de s’en écarter au vu des spécificités de l’affaire concrète » (Charte éthique européenne d’utilisation de l’intelligence artificielle dans les systèmes judiciaires, 4 déc. 2018, p. 12).

Autre cas d’usage mis en avant par la Charte : l’amélioration de la gestion quotidienne des juridictions. Elle souligne ainsi que des nouveaux outils de pilotage pourraient être développés, fondés « sur l’utilisation des techniques de datascience et d’intelligence artificielle sur les données d’activité des juridictions (qui peuvent) contribuer à améliorer l’efficacité de la justice en permettant notamment de procéder à des évaluations quantitatives et qualitatives et à construire des projections (anticipation des moyens humains et budgétaires) ».

Un déploiement d’algorithmes qui devra, pour la ministre, se faire dans le respect d’un certain nombre de principaux cardinaux : le « respect des droits fondamentaux, mais aussi (la) non-discrimination, (la) neutralité, (la) transparence, (la) maîtrise de l’utilisateur, (la) sécurité de l’hébergement et (l’) usage contrôlé de la justice prédictive ».
 
Pas d’IA sans données : précisions sur le cadre de déploiement de l’open data
L’un de ses prédécesseurs, Jean-Jacques Urvoas, avait qualifié ce chantier « d’himalayesque » (v. ). La garde des Sceaux évoque pour sa part un « chantier technique de grande envergure : nous ne sommes qu’au début de sa mise en œuvre et il nous faut rester modestes car d’autres pays sont bien plus avancés que nous ».
 
Ces décisions de justice, qualifiées par la ministre de « ressource judiciaire », sont envisagées comme une véritable opportunité :
  • « pour les citoyens et les professionnels du droit, qui auront un accès plus facile à la jurisprudence, ce qui favorisera également l'émergence de nouveaux services issus de l'exploitation de ces données juridiques ;
  • pour les juges, car l’intelligence artificielle favorisera l’analyse jurisprudentielle et constituera un puissant outil d’aide à la décision sans pour autant priver le juge de son rôle essentiel ».

Des magistrats qui pour beaucoup se révèlent prudents face à l’arrivée dans les juridictions de traitements algorithmiques appliqués à ces données. Ils ont d’ailleurs obtenu lors de l’examen du PJL Justice qu’aucun algorithme ne puissent les profiler (v. Open data : les magistrats vont échapper au ranking, Actualités du droit, 22 nov. 2018 ; TA AN n° 232, 2018-2019, avec cette précision qu'un recours est en cours devant le Conseil constitutionnel).
 
Particulièrement attentive à entourer ce déploiement de l’open data de garanties, la ministre de la Justice a tenu à apporter deux précisions :

  • la première, bien connue : « dans les décisions ainsi mises en ligne, tout élément pouvant permettre l’identification des personnes physiques concernées devra être occulté » ;
  • la seconde, un peu moins : « pour garantir un partage équitable de la ressource judiciaire numérique, l’État sera évidemment conduit à investir ce champ aux côtés des acteurs privés ».
Pour la garde des Sceaux, ce champ ne peut en effet être laissé aux seuls opérateurs privés. L’État devra donc réaliser des investissements (techniques, développement d’outils, etc.) pour garantir l’égal accès à une information fiabilisée et non partielle sur les décisions de justice…
Source : Actualités du droit