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Emmanuel Poinas, magistrat : « Juger est une opération cognitive complexe dont l’intelligence artificielle ne peut reproduire aujourd’hui que la forme : elle ne peut simuler que la performance »

Tech&droit - Données, Blockchain, Intelligence artificielle
21/05/2019
Dans son ouvrage intitulé Le Tribunal des algorithmes, Emmanuel Poinas, magistrat, s’interroge sur l'impact des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle sur le droit. À quelles mutations doit-on s’attendre ? De quelle manière le droit doit-il prendre le virage de la disruption ?   
Actualités du droit : Il n’est pas rare d’entendre que l’intelligence artificielle supplantera un jour les juges. Qu’en est-il réellement ?
Emmanuel Poinas : Même l’intelligence artificielle la plus « forte » est actuellement incapable de se substituer à l’humain pour toutes les facultés cognitives qui impliquent un phénomène de compréhension au sens où le pratiquent les humains. Les « IA » ne peuvent dépasser l’humain que dans les domaines qui relèvent du calcul, ou de l’inférence à partir d’un nombre considérable de données.

Or juger est une opération cognitive complexe dont l’intelligence artificielle ne peut reproduire aujourd’hui que la forme : elle ne peut simuler que la performance. Elle ne peut pas remplacer la prestation que représente le fait de confronter des points de vue divergents et de confronter ces derniers à la loi. 

Tant que « l’IA » n’aura pas passé un palier de développement supplémentaire qui en fera réellement une forme de vie intelligente, elle ne pourra remplacer l’humain dans la fonction de juger au sens courant du terme.
En revanche, elle sera en mesure de s’y substituer si un consensus social préfère voire remplace les formes actuelles de la justice, par d’autres formes n’incluant pas l’ensemble des mécanismes qui fondent le droit à un procès équitable devant un tribunal impartial.

Ce qui peut « avoir la peau » des juges à bref délai, ce n’est pas l’intelligence artificielle sous sa forme actuelle, mais une série de choix politiques modifiant les standards de l’acte juridictionnel pour le contractualiser, le standardiser et le massifier. Cela n’a au demeurant rien d’impossible.

ADD : L’open data permet de diffuser des données juridictionnelles. Seulement, la diffusion massive de ces informations ne peut garantir leur compréhension par le grand public. Comment faire en sorte que les citoyens s’approprient ces données ?
Emmanuel Poinas : La diffusion d’informations pertinentes auprès du grand public par le recours à « l’open data juridique » s’apparente en l’état actuel des choses plus à un prétexte qu’à un objectif qui pourrait être sérieusement réalisé (cf par exemple l’analyse sur ce sujet de Nathalie Metallinos à l’occasion du colloque tenu à la Cour de cassation le 14 octobre 2016 à propos du doute exprimé par ce participant sur la capacité d’appréhender le droit par la connaissance de toutes les décisions de justice).

Tout savoir n’implique pas de tout comprendre.

D’une part les données judiciaires ne sont pas des données « objectives », mais des données reliées à des argumentations particulières. Le contenu d’un procès dépend des choix stratégiques des parties au procès. Les faits judiciaires ne sont pas des faits « réels », mais des argumentations élaborées pour les besoins d’une cause à partir de faits qu’il n’est pas toujours possible de reconstituer complètement. Tenter d’extraire de l’information juridique (et non pas sociologique) de ces données présente donc un caractère risqué, y compris si on leur applique des mécanismes dits d’apprentissage profond de l’intelligence artificielle « forte ».

D’autre part, toutes les décisions ne se valent pas dans un système juridique. Certaines des décisions des juridictions suprêmes constituent « la jurisprudence » alors que l’ensemble des décisions rendues constituent « le contentieux ». Vouloir extraire de l’information du contentieux, et pas de la jurisprudence peut amener le lecteur « profane » à s’égarer dans un maquis de références qu’il ne maîtrise pas forcément.
Cela peut conduire à une forme judiciaire du syndrome du « diagnostic médical sur internet » : le risque d’auto-médication serait alors remplacé par un risque d’auto-juridication.

Si l’on veut que le système juridique soit appréhendé facilement la première chose à faire consiste à diminuer le nombre de normes en vigueur, à extraire quelques principes dominant leur organisation et à clarifier leur articulation entre elles. Cela résulte avant tout d’une action politique.

Mais en toute sincérité, je pense que l’humanité aura envoyé un vaisseau spatial habité sur Neptune bien avant d’avoir créé un législateur concis dans son action et son expression…
S’agissant des décisions de justice, il convient de rappeler que la France ne connaît pas le système du précédent, appliqué dans les systèmes de « Common law » et qu’un juge est toujours libre d’appliquer la loi sans être lié par l’appréciation d’un autre juge. Disposer d’un grand nombre de précédents n’a donc pas d’intérêt décisif en l’état du droit actuel, sauf en ce qui concerne les questions de procédure, car les compteurs sont en principe « remis à zéro » à chaque procès. Mais cela pourrait évoluer.

ADD : Dans quelle mesure les notaires et les huissiers sont-ils « les plus concernés par les applications potentielles de chaînes de blocs » ? Qu’en est-il des avocats ?
Emmanuel Poinas : Les chaînes de blocs constituent une réelle révolution pour un certain nombre de professions et en particulier toutes celles qui ont vocation à établir des actes « faisant foi » des mentions qui y sont consignées. Les notaires pour les actes authentiques, les huissiers pour les constats, mais aussi les greffiers pour les minutiers sont directement intéressés par l’existence d’un système conçu pour être infalsifiable, et permettant l’établissement et la conservation des données juridiques.

Les avocats qui pratiquent l’acte d’avocat ou qui ont développé une pratique professionnelle transactionnelle et non contentieuse peuvent être aussi directement intéressés par de tels outils qui finiront aussi nécessairement par s’imposer pour la communication de pièces et d’écritures entre avocats et entre l’avocat et les juridictions.
Mais la « chaîne de blocs » présente aussi en tant qu’outil de dématérialisation des inconvénients majeurs. Elle est ainsi indissociable d’une logique de « dispersion » de l’information entre les différents services d’hébergement de la chaîne. Elle nécessite donc un investissement énergétique considérable pour se perpétuer. 
Toutes les chaînes de blocs ne nécessitent pas forcément le même niveau d’énergie pour perdurer. Mais à une époque où la question de l’énergie devient de plus en plus prégnante, celle du déploiement ou de l’adaptation des chaînes de blocs dans des systèmes d’énergie chère finira nécessairement par se poser. 
 
ADD : Selon vous, le style concis des Hautes juridictions françaises complique la mise en œuvre de l’analyse algorithmique des décisions qu’elles rendent. Le nouveau mode de rédaction des arrêts présenté par la Cour de cassation en avril dernier (motivation enrichie, suppression des ''attendus que'', usage du style direct) pourrait-il faciliter cette analyse ?
Emmanuel Poinas : Le mouvement de « simplification » de la rédaction des décisions ne touche pas que la Cour de cassation. C’est un objectif partagé par le Conseil d’État et par les juridictions administratives en général ainsi que par le Conseil constitutionnel.

La forme des « attendus », ou celle des « considérants » articulés sur une phrase unique était devenue largement rebutante, y compris pour de nombreux professionnels du droit,surtout lorsqu’elle était comparée, avec la rédaction des arrêts des cours de Strasbourg (CEDH), et Luxembourg (CJUE), et je ne suis pas surpris de cette évolution. Je ne pensais pas toutefois que cette évolution serait si rapide.

Ce qu’il est intéressant de noter, c’est moins l’abandon de la forme que la modification parallèle du rôle de la Cour de cassation qui est en train de s’imposer. Si la forme change, le contrôle que la Cour exerce sur les décisions des juridictions du fond évolue également. La Cour se dirigerait selon certains commentateurs vers un contrôle de proportionnalité, qui tend à rapprocher la Cour d’une Cour française des Droits de l’Homme, sur le modèle de la CEDH (hypothèse notamment développée par Frédéric Zénati-Castaing, dans une étude publiée à la Revue trimestrielle de Droit civil, 2016 p 511 et suivantes).

La jurisprudence de la Cour sera plus facile à lire formellement. Mais sera-t-elle plus facile à appréhender dès lors que la Cour tend à développer un contrôle de proportionnalité et non plus un contrôle de stricte légalité ? L’importance donnée aux faits dans le litige et à leur présentation aurait donc tendance à devenir de plus en plus importante. Et cette contingence importée dans le procès devant la Cour de cassation modifiera nécessairement sa manière de statuer.

Il n’est pas certain qu’une analyse algorithmique des décisions rendues selon de tels principes soit réellement efficace tant que la jurisprudence de la Cour sur le contrôle de proportionnalité n’est pas suffisamment élaborée.
Si l’abandon du « style concis » de la Cour permettra de la lire plus facilement, la « prédictibilité » du sens de son action n’apparaît pas pour autant mieux garantie dans le contexte actuel.

                                                                                                          
Propos recueillis par Adrien ROUVET 
 
Source : Actualités du droit