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Principe <i>ne bis in idem</i> en matière fiscale : incompétence du juge répressif pour apprécier la validité de la réserve émise par la France

Pénal - Procédure pénale
Affaires - Pénal des affaires
16/09/2019

► Il appartient au juge répressif d’appliquer l’article 4 du protocole n° 7 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme en faisant produire un plein effet à la réserve émise par la France en marge de ce protocole ; en conséquence, celui-ci n’est pas compétent pour apprécier la validité d’une telle réserve.

C’est ainsi que s’est prononcée la Chambre criminelle de la Cour de cassation dans deux arrêts rendus le 11 septembre 2019 (Cass. crim., 11 septembre 2019, deux arrêts, n° 18-81.067 et n° 18-82.430, FS-P+B+R+I, v. également la note explicative fournie par la Cour).

  • Première affaire - pourvoi n° 18-81.067 : dans le premier cas, l’administration fiscale a transmis au procureur de la République une plainte pour fraude fiscale à l’encontre d’un couple marié, leur reprochant d’avoir déposé tardivement des déclarations d’ensemble des revenus, certaines après l’envoi de mises en demeure, l’une d’entre elles, postérieurement à la mise en œuvre d’une procédure de taxation d’office, pour un montant total de droits fixé à 70 547 euros. Renvoyés devant le tribunal correctionnel, les époux prévenus ont soulevé une exception d’extinction de l’action publique fondée sur la violation du principe ne bis in idem. Il était allégué que, compte tenu de l’arrêt «Grande Stevens et autres c/ Italie» en date du 4 mars 2014 (CEDH, 4 mars 2014, Req. 18640/10), la CEDH, lorsqu’elle se prononcera, invalidera la réserve émise par la France en marge de ce protocole de sorte qu’il était opportun que les juges anticipent la condamnation de la France. Cette exception a été rejetée par le tribunal et les prévenus condamnés. En cause d’appel, pour rejeter cette exception, l’arrêt a retenu qu’il n’était pas démontré que la réserve émise par la France, dont il n’appartient pas au juge du fond d’apprécier la validité, ait été écartée par la Cour européenne des droits de l’Homme.
  • Seconde affaire - pourvoi n° 18-82.430 : les faits de l’espèce concernaient une fraude à la TVA dans le cadre d’une activité de négoce de véhicules automobiles. Une plainte a été déposée par l’administration fiscale. Le gérant de la société a été cité devant le tribunal correctionnel, ainsi que son fils pour complicité. Comme dans l’affaire précédente, une exception de procédure fondée sur la violation du principe ne bis in idem a été soulevée. Les premiers juges ont relaxé le gérant, sur le fondement, notamment, de la règle ne bis in idem s’agissant de la période de temps retenue par le juge de l’impôt. Le fils a pour sa part été condamné en partie. En cause d’appel, pour infirmer le jugement et rejeter l’exception de procédure, l’arrêt a retenu que l’interdiction d’une double condamnation en raison de mêmes faits ne trouvait à s’appliquer, selon la réserve émise par la France, que pour les infractions relevant en droit français de la compétence des tribunaux statuant en matière pénale et n’interdisait pas le prononcé de sanctions fiscales parallèlement aux peines infligées par le juge répressif et que contrairement à ce que soutenaient les prévenus, cette réserve n’était pas remise en cause par la Cour européenne des droits de l’Homme (cf. CEDH, 15 novembre 2016, Req. 24130/11, A et B c/ Norvège).

L’argumentation soulevée par les requérants soulevait une question : le juge répressif a-t-il compétence pour apprécier la validité de la réserve émise par la France lors la ratification du protocole n° 7, qui limite l’application du principe ne bis in idem aux infractions pénales ?

La Chambre criminelle répond par la négative. Ces deux arrêts s’inscrivent dans la droite ligne de la jurisprudence constante de la Cour de cassation. Aux termes de celle-ci, l’article 4 du protocole n° 7, compte tenu de la réserve, n’interdit pas le prononcé de sanctions fiscales parallèlement aux peines infligées par le juge répressif (Cass. crim., 20 juin 1996, n° 94-85.796, Cass. crim., 4 juin 1998, n° 97-80.620). Pour la première fois, est adoptée une motivation dite enrichie (§§ 16 à 23 de l’arrêt n° 18-81.067, §§ 11 à 18 de l’arrêt n° 18-82.430) qui rappelle la jurisprudence précitée et aussi celle relative à l’office du juge judiciaire en matière de traités internationaux qui est de les interpréter et de les appliquer, les déclarations unilatérales faites par un Etat quand il signe ou ratifie un traité, par lesquelles il entend exclure ou modifier l’effet juridique de certaines dispositions du traité dans leur application à l’Etat s’incorporant aux conventions internationales.

Elle expose aussi en quoi, contrairement à ce qui était soutenu, ledit principe ne contredit pas la jurisprudence de la Cour de cassation aux termes de laquelle les Etats adhérents à la Convention sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme, sans attendre d’être attaqués devant elle ni d’avoir modifié leur législation (Ass. plén., 15 avril 2011, n° 10-17.049, FP-P+B+R+I).

Dans les deux affaires soumises à son examen, la Chambre criminelle déduit que sont inopérants les moyens qui font valoir une méconnaissance de l’article 4 du protocole n° 7 tel qu’interprété par la Cour de Strasbourg qui conditionne tout cumul entre des poursuites fiscales et pénales à l’existence d’un lien matériel et temporel suffisamment étroit entre ces deux procédures (§. 26 et §. 50 de l’arrêt n° 18-81.067).

A noter : s’agissant de la procédure, il est important de souligner que, lors de la mise en état contradictoire des pourvois, à la demande du parquet général près la Cour de cassation, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères a fourni des éléments d’analyse et d’information. Il précise en particulier que le Gouvernement a invoqué la réserve française dans plusieurs requêtes actuellement pendantes devant la Cour européenne des droits de l’Homme. A cet égard, on peut observer que dans un arrêt récemment rendu par la CEDH, la France a fait le choix de ne pas mobiliser ladite réserve empêchant, de ce fait, la juridiction strasbourgeoise d’enfin se prononcer sur sa validité…(v. CEDH, 6 juin 2019, Req. 47342/14, Nodet c/ France (le commentaire de N. Catelan, Ne bis in idem et manipulation de cours : condamnation sans réserve du cumul de poursuites, Lexbase Pénal, juin 2019).

Sur le fond, on peut remarquer que la Chambre criminelle, partageant l’analyse de l’avocat général, n’a pas suivi une des pistes possibles visant à juger, sans opposer la réserve émise par la France, que les sanctions pourraient, en l’espèce, se cumuler sans méconnaître la règle ne bis in idem en raison de l’existence d’un lien matériel et temporel suffisant entre les procédures pénale et fiscale. Enfin, ces décisions présentent une cohérence avec la position du Conseil d’Etat qui a récemment jugé qu’il n’appartient pas au juge administratif d’apprécier la validité des réserves (CE Ass., 12 octobre 2018, n° 408567, publié au recueil Lebon).

Toutefois la Chambre criminelle ne se prononce ici expressément que sur une réserve émise en marge de la CESDH ou de ses protocoles, et non, de manière générale, sur toutes les réserves.

 

June Perot

Source : Actualités du droit