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Détournement de biens publics commis à l'étranger : le procureur de la République financier compétent ?

Pénal - Droit pénal spécial
Affaires - Pénal des affaires
24/04/2020
Dans un arrêt inédit du 1er avril 2020, la Cour de cassation est venue préciser la compétence du procureur de la République financier en matière de délit de blanchiment. Elle s'est aussi prononcée sur la justification de saisie du bien objet du blanchiment du produit direct ou indirect de l’infraction de détournement de fonds publics commis à l’étranger.
La Cour de cassation a dû se pencher sur une affaire dont les faits sont complexes, portant sur l’achat d’hôtels de luxe en France, dont l’acquisition de l’un est susceptible de constituer le produit direct ou indirect de détournements commis par un couple, au préjudice des municipalités de la région moscovite. L’homme soupçonné étant l’ancien ministre des finances de la région de Moscou. En effet, Tracfin a effectué un signalement concernant des opérations dont les fonds servant à l’acquisition d’hôtels ont transité par des comptes bancaires étrangers détenus par des sociétés écrans situées à Chypre ou au Luxembourg.
 
Après une demande d’entraide judiciaire, les autorités russes informent qu’une enquête a été diligentée en Russie contre le couple et une société holding représentée par l’épouse. Lui, a été renvoyé devant le tribunal russe des chefs de 22 infractions liées au détournement de droits de créance envers les structures municipales de la région de Moscou, à la dilapidation de fonds budgétaires confiés à l’intéressé en tant que ministre des finances de la Région de Moscou, au blanchiment des droits de créance et au détournement de fonds appartenant à la structure. Elle, a été renvoyée des mêmes chefs, à l’exception de ceux reprochés à son époux en sa qualité de ministre des finances.
 
En France, les investigations effectuées ont permis de soupçonner que l’acquisition du bien saisi, à savoir l’un des hôtels achetés, a été financé par des fonds constituant le produit des détournements susvisés.
 
Deux points contestés par la société demanderesse : la compétence du procureur de la république financier français et la saisie de l’hôtel situé en France.
 
Compétence du procureur de la République financier pour des faits de blanchiment
La Cour de cassation rappelle qu’en application du 6° de l’article 705 du Code de procédure pénale, le procureur de la République financier est compétent « pour la poursuite du délit de blanchiment des infractions citées, notamment, aux 1° à 5° du même article, parmi lesquelles figure celle de détournement de biens publics prévue par l’article 432-15 du Code pénal, lorsque les faits revêtent un caractère de complexité ».
 
Cette complexité peut être caractérisée notamment par :
- la dimension internationale des faits ;
- la présence de multiples sociétés écrans dans plusieurs pays considérés comme des paradis fiscaux ;
- des circuits de blanchiment complexes.
 
Ainsi, la Haute juridiction considère que la définition légale du délit de blanchiment « qui est une infraction générale, distincte et autonome », n’impose pas que l’infraction permettant d’obtenir les sommes blanchies ait eu lieu sur le territoire national ou que les juridictions françaises sont compétentes pour la poursuivre.
 
La société demanderesse, propriétaire des hôtels, conteste la compétence du procureur de la République financier estimant qu’il « n’a été institué que pour veiller à la moralisation de la vie publique française et ne peut connaître du blanchiment d’infractions commises à l’étranger susceptibles de correspondre aux délits visés dans le livre IV du Code pénal, consacré aux "crimes et délits contre la Nation, l’État et la paix publique" ».
 
Il s’agit, selon les Hauts magistrats, d’une interprétation stricte de l’article 705 qui aurait pour conséquence l’interdiction au procureur de la République financier de connaître « du délit de blanchiment de sommes provenant d’infractions commises à l’étranger et susceptibles de correspondre à celles constituant la catégorie des atteintes à la probité ».
 
Et cette interprétation va à l’encontre d’une part, de la volonté du législateur qui a voulu doter, en votant la loi n° 2013-115 du 6 décembre 2013, d’un parquet hautement spécialisé pour lutter contre les formes les plus complexes de la délinquance économique et financière à dimension nationale et internationale, notamment grâce à la centralisation des moyens et des compétences. Et d’autre part, de la volonté des instances européennes et internationales qui tendent à favoriser la dimension internationale des poursuites en matière de blanchiment.
 
Les faits en l’espèce, qui font intervenir des sociétés écrans situées dans plusieurs États, « sont complexes au sens de l’article 705 susvisé » selon la Haute juridiction. Et les fonds utilisés constituent le produit de détournement.
 
« En conséquence, la Cour de cassation étant en mesure de s’assurer que les faits constituant l’infraction d’origine du délit de blanchiment, commis en Russie et consistant dans le détournement de fonds au préjudice de personnes publiques, peuvent recevoir, en France la qualification de détournements de biens publics, faits prévus et réprimés par l’article 432-15 du Code pénal, déjà en vigueur à la date de commission des faits par les mis en cause, c’est à bon droit que le procureur de la République financier a diligenté, en France, une enquête préliminaire sur le blanchiment de fonds qui en constituent le produit » concluent les Hauts magistrats.
 
La saisie du bien immobilier justifiée
Sur la saisie du bien immobilier contestée par la société demanderesse, propriétaire du bien, les juges du second degré avaient notamment relevé :
- qu’il résultait de la note Tracfin que l’épouse de l’ancien ministre des finances, était la fondatrice et gérante d’une société de droit américain, spécialisée dans l’immobilier, faisait l’objet d’une enquête russe pour détournement de fonds publics ;
- que le montant du capital de la société ayant acquis les hôtels de luxe apparaît en inadéquation avec le montant des financements nécessaires à de telles opérations et aucun flux destiné aux acquisitions n’avait transité sur le compte de cette société ;
- l’avocat suisse de l’épouse est devenu le gérant de la société propriétaire des hôtels à la suite de la prise de participation ;
- l’origine des fonds utilisés pour l’acquisition de l’hôtel n’a pu être identifiée puisqu’ils n’ont pas transité par un compte ouvert au nom de la société ;
- la société auprès de laquelle les prêts devaient être contractés, société de droit chypriote, elle-même financée auprès de la société dont l’épouse est propriétaire, a été absorbée par cette dernière, l’épouse devenant ainsi l’unique créancière du groupe ;
- les autorités russes ont confirmé l’existence d’une enquête pénale à l’encontre du couple, puis leur renvoi devant une juridiction de jugement pour détournement de droits de créance commis au préjudice de structures municipales publiques et blanchiment de ce détournement.
 
Pour la chambre de l’instruction, l’ensemble de ces éléments peuvent « être qualifiés en droit pénal français de détournement de fonds publics » commis sur le territoire russe. En effet, l’acquisition de biens immobiliers en France constitue « une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect des délits commis en Suisse ». Les informations transmises par les autorités russes permettent également de caractériser suffisamment le lien existant entre les détournements commis en Russie et l’acquisition des hôtels en France.
 
Tracfin a aussi pu mettre en évidence l’opacité du circuit de financement de l’acquisition de l’hôtel et la qualité de bénéficiaire réel de l’opération de l’épouse.
 
Ainsi, « elle conclut que les pièces dont l’appelant a eu connaissance sont suffisantes pour justifier la saisie et que celle-ci portant sur un bien objet, dans sa totalité, du blanchiment du produit direct ou indirect de l’infraction de détournement de fonds publics commise en Russie, le principe de proportionnalité n’a pas lieu de s’appliquer ».
 
La société lors de son pourvoi en cassation contestait la communication de pièces de procédure. La Cour de cassation (Cass. crim., 1er avr. 2020, n° 19-80.875, P+B+R+I) a néanmoins validé la position de la cour d’appel estimant que « dès lors qu’il a été communiqué à la société requérante les pièces sur la base desquelles la chambre de l’instruction s’est prononcée, et, notamment, la requête du procureur de la République financier faisant état tant du témoignage du commissaire aux comptes de la société W... que du contenu de la demande d’entraide pénale internationale, cette juridiction a justifié sa décision ».
 
Source : Actualités du droit